Coup rude pour les savants dont le métier est d’éditer des textes littéraires, à savoir de transcrire des textes à partir de copies anciennes aux multiples variantes souvent erronées : le tribunal de grande instance de Paris a autorisé par son jugement du 27 mars dernier la mise en ligne de 197 œuvres du Moyen Age sur le site Internet de la Société Classiques Garnier. Or, la société d’édition suisse de livres d’érudition, Librairie Droz, qui est titulaire des droits d’édition de ce vaste corpus médiéval, avait assigné pour contrefaçon, indignée de voir diffusés sur la Toile, sans son autorisation, ces textes retranscrits au prix d’un travail patient et érudit de paléographe.
La question est : le texte issu du travail intellectuel de transcription peut-il être considéré comme une oeuvre originale ? Voyons d’abord les argumentaires du plaignant en faveur de la protection de ce type d’oeuvre, puis ceux des défendeurs qui ont emporté la conviction des juges. Au final, l’argumentaire était-il suffisamment convaincant ? Quel élément aurait pu faire basculer la décision en faveur d’une condamnation pour contrefaçon ? Les citations renvoient au jugement du TGI de Paris :
1) Pour l’originalité et la protection de l’oeuvre de transcription de textes littéraires :
- « le paléographe qui transcrit un texte médiéval, est amené à effectuer des choix qui seraient révélateurs de sa personnalité ».
- Ce travail de transcription oblige à un choix personnel entre plusieurs méthodes : « la méthode Lachmannienne qui consiste à reconstituer l’original à partir de la comparaison des manuscrits survivants et la méthode bedieriste qui consiste à rester au plus proche d’un manuscrit », considéré comme le plus fiable.
- Trois spécialistes de l’édition de textes anciens ont plaidé en faveur de l’originalité de l’oeuvre de transcription :
Michel Zink, Professeur au Collège de France, précise que le transcripteur doit procéder à des classements de manuscrits « en se fondant sur les erreurs communes » et à des choix pour chaque variante « en analysant la phonétique, la morphologie, la syntaxe et le lexique du texte et en essayant de distinguer les traits qui sont le fait du copiste et ceux qui remontent à l’auteur ».
Gilles Roussineau, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne explique que l’éditeur (au sens de transcripteur) « prend parti et oriente par la ponctuation qu’il introduit, la lecture du texte et son interprétation syntaxique ». Ce travail ne peut donc être considéré comme « une simple transcription mais exige un engagement intellectuel ».
Enfin, Frédéric Duval de l’Ecole Nationale de Chartes « déclare que la liberté de l’éditeur face aux manuscrits d’un texte est considérable. Il explique que même un éditeur fidèle à un manuscrit intervient dans la séquence linguistique du texte ».
Le texte final ainsi retranscrit suppose donc « la mobilisation de nombreuses connaissances et le choix entre plusieurs méthodes ». Le savant doit « émettre des hypothèses » et « effectuer des choix ». Il ne s’agit donc pas d’un simple travail mécanique de transcription.
2) Contre la protection de ce type de travail d’édition de textes anciens :
- Le savant « ne cherche pas à faire oeuvre de création mais de restauration et de reconstitution ». Certes, il fait des choix mais « ceux-ci ne sont pas fondés sur la volonté d’exprimer sa propre personnalité mais au contraire sur le souci de restituer la pensée et l’expression d’un auteur ancien (…). Il ne cherche pas à donner une interprétation personnelle des idées ou des sentiments de l’auteur mais à être au plus près du texte d’origine ».
- Contrairement à la traduction, la transcription consiste « à transcrire le texte tel qu’il était et non pas à l’écrire dans un langage moderne différent de celui utilisé par l’auteur du texte d’origine. »
3) La décision des juges aurait-elle pu être infléchie par des éléments d’analyse complémentaires ? Le jugement suggère que la société Libraire Droz aurait pu livrer « un tableau comparatif expliquant en quoi ses (le transcripteur) propres versions seraient différentes des autres et porteraient l’empreinte de la personnalité de leur auteur. » Voilà une piste intéressante qui incitera peut-être la Librairie Droz à faire appel. Choix toujours délicat compte tenu des frais et du temps consacrés à tout contentieux.
Pour les chercheurs engagés dans ce type de travail intellectuel, et en particulier des doctorants, se pose à l’avenir la question de la protection du texte établi par leurs soins à partir d’un manuscrit ou d’un imprimé. L’idée que n’importe qui pourrait désormais s’emparer du texte reconstitué, corrigé et ponctué en vue d’une lecture la plus fidèle possible de l’original, risque d’être dissuasive et découragera sans doute des vocations. Se pose une fois de plus la question du statut d’auteur. Si le traducteur a réussi à se faire reconnaître comme tel par le droit d’auteur, le transcripteur devra encore faire la preuve de l’originalité de ses choix de reconstitution d’un texte par rapport à d’autres versions établies.
Chère madame,
Je viens de lire le papier que vous avez consacré aux éditions critiques de textes. En tant que médiéviste, je me sens naturellement concerné et trouve le procédé cavalier…Gilles Rousseau s’appelle en fait Gilles Roussineau.
Recevez l’assurance de ma très haute considération, Pierre Levron.
Merci de votre réaction, bien compréhensible. Je note la correction sur le nom.
Très cordialement à vous.